par Diletta Agresta et Armando Maria De Nicola
Au-delà du contrôle : la gestion de la « frontière »
Il est désormais bien connu que l’Union européenne et ses États membres répondent depuis plusieurs années aux défis que pose la mobilité humaine par des politiques répressives déléguant la gestion des frontières et des flux migratoires aux autorités de pays tiers. Ces politiques ont pour objectif commun d’empêcher l’arrivée du plus grand nombre possible de ressortissants de pays tiers sur le territoire de l’UE – qu’ils fuient la guerre, les catastrophes naturelles ou simplement des conditions de vie insatisfaisantes. Elles donnent lieu à des systèmes en constante évolution, qui impliquent des acteurs et des stratégies de différents types, dans lesquels les intérêts des états européens et de leurs homologues africains s’entremêlent.
La délocalisation des frontières et la coopération massive avec les pays tiers – d’origine et de transit – demeurent un instrument central des politiques migratoires de l’UE. L’Union européenne, et par conséquent certains États membres, a changé de discours dans l’approche de la question des migrants, abandonnant le concept de « contrôle des frontières » au profit de celui de « gestion intégrée des frontières ». Cette définition dépasse dans un sens technocratique celui de « contrôle » en le dépolitisant – comme le rappelle Cutitta [1] – pour entrer dans une dimension qui permet de s’adapter à une gestion plus globale de la mobilité.
La Libye, on le sait, joue un rôle décisif dans les politiques migratoires européennes, car c’est la plaque tournante des flux de migrants en provenance d’Afrique et d’ailleurs. C’est un pays à la gouvernance faible, dont les autorités semblent bénéficier de la légitimité découlant de l’engagement européen en son sein. Compte tenu de sa position fondamentale dans les flux de la Méditerranée centrale, la Libye a attiré l’attention des institutions européennes et des États membres en tant qu’acteur potentiel majeur dans le contrôle des frontières maritimes.
Soutien européen à la « gestion » de la frontière maritime libyenne
En 2017, après que le Conseil européen a clairement affirmé que l’objectif premier de l’Union était d’équiper et de former les garde-côtes libyens, la Commission a approuvé le programme de « Soutien à la gestion intégrée des frontières et des migrations en Libye » (ci-après GEIF – gestion européenne intégrée des frontières). Le financement destiné aux activités que le ministère italien de l’Intérieur mettra en œuvre s’élève à 46 millions d’euros – dont quelque 42 millions proviennent du Fonds fiduciaire d’urgence pour l’Afrique. L’objectif du programme est de renforcer les capacités opérationnelles des autorités libyennes dans la gestion des frontières terrestres et maritimes. L’effet recherché est de fournir des instruments – par le biais d’une assistance matérielle, technique et politique aux autorités libyennes – pour intercepter les migrants et les réfugiés en Méditerranée centrale afin de faciliter leur retour aux conditions cruelles et inhumaines de torture et d’esclavage dans les centres de détention du pays d’Afrique du Nord.
Les conséquences tragiques de ce programme sur les droits des ressortissants étrangers en voyage vers l’Europe ont immédiatement attiré l’attention des associations de la société civile. Au fil des ans, ces dernières ont dénoncé les effets néfastes du projet GEIF sur les droits des migrants – en se concentrant notamment sur le droit d’asile et sur celui de quitter tout pays – en mettant sur pied des activités de suivi dans le but de démontrer les responsabilités juridiques de l’Union européenne et de l’Italie dans ces violations extrêmes.
Le manque de transparence et le fait de ne pas avoir à rendre de comptes sur les activités du programme GEIF, tant du côté européen qu’italien, sont aussitôt apparus évidents. En particulier, à défaut de tout mécanisme de suivi, il n’est pas possible de vérifier l’impact du programme sur les droits des ressortissants étrangers. Dans un contexte où l’UE et ses États membres contribuent effectivement à de graves violations, l’absence de données sur l’utilisation de l’argent public est une source de préoccupation et d’intérêt pour la société civile. L’obtention d’informations sur la manière dont les activités, le suivi, l’évaluation et la révision du programme GEIF sont mis en œuvre permettrait aux citoyens d’interagir avec les décideurs politiques sur la façon dont les acteurs libyens utilisent les fonds de l’UE. Ne pas donner à la société civile l’accès à ces informations l’exclut de la possibilité de vérifier la légitimité de l’utilisation des fonds par l’UE dans ce contexte hautement sensible.
Exercices de transparence
L’action de Sara Creta s’inscrit dans ce cadre général. Cette journaliste effectue depuis des années des missions de terrain en Libye pour mener des recherches dans le domaine des migrations forcées. En octobre 2020, elle a présenté une demande d’accès civique généralisé au ministère italien de l’Intérieur dans le but de savoir comment les ressources financières ont été utilisées dans le programme GEIF. Un travail de documentation a précédé cette action et l’a conduite à reconstituer – bien que partiellement – les activités mises en œuvre par le ministère en exécution du programme GEIF.
En consultant des sources institutionnelles (comme le site web de la police italienne (Polizia di Stato) et celui d’Invitalia), elle a découvert que moins de 6 millions d’euros ont été dépensés en septembre 2020 sur les 46 millions alloués en 2017 pour la première phase. Les activités mises en œuvre comprennent la fourniture de bateaux à la police libyenne, de véhicules Toyota Land Cruiser et de minibus Iveco aux « autorités libyennes », ainsi qu’un contrat pour la livraison de 14 ambulances d’urgence à l’« État libyen ». À cela s’ajoutent les services d’« assistance technique et de conseil spécialisé pour les besoins de la Direction centrale de l’immigration et de la police des frontières », adjugés à des sociétés de consultants externes, et la formation de la police libyenne. Le ministère de l’Intérieur a rapidement rejeté la demande d’accès civique en invoquant des raisons générales, notamment un préjudice possible que la divulgationdes informations pourrait causer aux relations internationales entre les deux pays.
Sur la base de ce qui précède, la journaliste – épaulée par Luce Alessandra Bonzano et Alberto Pasquero, avocats et membres de l’association pour les études juridiques sur l’immigration (ASGI) – a introduit un recours auprès du tribunal administratif régional (TAR) du Latium. Celui-ci est essentiellement fondé sur le droit de l’intéressé d’accéder aux « données et documents détenus par les administrations publiques, autres que ceux soumis à publication ». Le deuxième alinéa de l’article 5 du décret législatif n° 33 de 2013 autorise en effet « toute personne intéressée » à accéder à cette documentation, essentiellement publique, indépendamment de l’existence d’intérêts subjectifs spécifiques et sans devoir justifier le motif de la demande d’accès.
C’est précisément l’intérêt de la collectivité de connaître les activités menées par l’administration et de vérifier la bonne utilisation des fonds qui constitue le pivot de l’illégalité du refus d’accès aux documents. En outre, le motif invoqué d’un préjudice général au bon déroulement des relations entre pays souverains est stérile, puisqu’une partie de la documentation a déjà été publiée sur un site Internet accessible à tous.
En substance, la position du ministère de l’Intérieur est opaque et soulève des doutes supplémentaires quant à l’utilisation réelle des fonds communautaires en Libye. Le silence des autorités italiennes ne cadre pas avec les principes de publicité et de transparence qu’elles sont tenues de respecter. Ces obligations sont d’autant plus strictes puisqu’il s’agit de financer un pays qui se rend coupable, depuis de nombreuses années, de graves violations des droits de l’homme envers les réfugiés et les migrants, notamment par les garde-côtes libyens, qui sont également les bénéficiaires d’une partie des fonds.
Le projet GEIF : l’instrument d’un dessein politique plus vaste
Un certain nombre d’associations européennes avaient déjà souligné la difficile compatibilité du Fonds fiduciaire africain avec les exigences fondamentales du système communautaire de gestion des fonds de l’UE pour les actions extérieures, étant donné que le Fonds lui-même ne dispose pas d’une définition claire et cohérente de ses objectifs et qu’il manque de transparence [2]. D’ailleurs, la Cour des comptes européenne a elle-même remis en question la finalité du Fonds, rhétoriquement créé pour s’attaquer aux « causes profondes » de la migration, mais qui a ensuite été utilisé, concrètement, pour restreindre la liberté de circulation des personnes en transit de l’Afrique vers l’Europe [3].
Cela remet sérieusement en question l’action communautaire en matière de procédures correctes de versement des fonds, de compatibilité avec les règlements financiers européens, de procédures d’élaboration du budget institutionnel et de respect du rôle du Parlement européen, auquel la gestion « d’urgence » des fonds a ôté toute possibilité d’exercer un contrôle. Mais surtout, on peut s’interroger sur l’impact de certaines de ces activités qui, même si elles ont lieu en Libye et sont réalisées par des acteurs étrangers à l’Union – y compris par le biais de fonds GEIF octroyés par l’UE –, affectent les droits fondamentaux des migrants, des personnes vulnérables ou méritant une protection internationale. Cela implique une violation manifeste des normes européennes et internationales de défense des droits fondamentaux, auxquelles l’Union et ses États membres sont indubitablement soumis.
Il est clair que le manque de transparence des autorités italiennes sur la façon dont le projet GEIF a été réalisé vient s’ajouter à la remise en cause plus générale de l’action européenne de délégation de la « gestion » des frontières. En vertu de ce qui précède, l’UE et ses États membres doivent explicitement conditionner et subordonner toute forme de financement à la Libye à des mesures concrètes et vérifiables visant à garantir le respect des droits fondamentaux des personnes en voyage.
L’engagement des institutions doit également porter sur la transparence, afin que les citoyens puissent effectuer un contrôle et un suivi appropriés de la légitimité du financement octroyé. Dans ce contexte, l’instrument de la loi sur la liberté d’accès à l’information (FOIA) est extrêmement stratégique. Il permet, d’une part, de prendre connaissance des contenus et des activités de l’administration publique, et, d’autre part, de développer, sur la base des données obtenues, des actions répressives – même judiciaires – pour tenter de modifier les lignes d’intervention. Ces actions sont plus que jamais fondamentales et nécessaires, dans une circonstance où la délocalisation des frontières se déplace peu à peu vers le sud et affecte également, de manière progressivement plus pressante, les intérêts liés au contrôle de la mobilité et à la limitation de la liberté de mouvement des régimes africains.
[1] Cf. Cutitta, Ripensare l’esternalizzazione, dans Rivista Geografica Italiana, CXXVII, Fasc. 4, décembre 2020. Franco Angeli Editore.
[2] ASGI, GLAN et ARCI, Plainte juridique contre la complicité financière de l’UE dans les refoulements illégaux en Libye https://sciabacaoruka.asgi.it/esposto-complicita-finanziaria-ue-nei-respingimenti-verso-la-libia/
[3] Rapport spécial n° 32/2018 : Fonds fiduciaire d’urgence de l’Union européenne pour l’Afrique : un instrument flexible, mais pas assez ciblé https://www.eca.europa.eu/fr/Pages/DocItem.aspx?did=48342